A propos Charles de Laubier

Rédacteur en chef de Edition Multimédi@, directeur de la publication.

Quand l’Europe va-t-elle obliger les réseaux sociaux à l’interopérabilité et à l’ouverture ?

Le Conseil national du numérique (CNNum), dont les membres sont nommés par le Premier ministre, s’est rendu fin février à la DG Cnect de la Commission européenne pour l’appeler à faire évoluer la régulation afin d’ouvrir les réseaux sociaux à la concurrence et à l’interopérabilité. Et après ?

Le secrétaire général du Conseil national du numérique (CNNum), Jean Cattan (photo), accompagné de Marie Bernhard, rapporteure au sein de ce même CNNum, s’est rendu le 27 février à la Commission européenne pour exposer une certaine « vision ouverte » pour « nous permettre de reprendre la main sur la construction de nos architectures sociales et les fonctionnalités essentielles des réseaux sociaux ». Objectif : « sortir de la mainmise des Big Tech sur notre attention». Cela passe par l’«interconnexion ouverte », un « réseau ouvert ». Il s’agit de « renverser l’ordre établi par les Big Tech sur nos infrastructures sociales » (1).

Chaque réseau social, un monopole en soi
Contacté par Edition Multimédi@ après son entrevue à la DG Cnect (2) à Bruxelles, Jean Cattan nous explique que « l’ouverture [des réseaux sociaux] dépend aujourd’hui des conditions technico-économiques que nous pourrons imposer dans le cadre d’une régulation qui reste à construire ». Pour que des applications et des fonctionnalités alternatives – à celles proposées par le réseau social – puissent être proposées par des tiers (nouveaux entrants et concurrents), il faudrait, selon lui, « penser encore plus loin que l’interopérabilité pour envisager les réseaux sociaux non plus comme des plateformes mais comme des protocoles ». Ce serait un remède au fait que ces marchés sont aujourd’hui « sous monopole de chaque réseau social ». Mais passer de la plateformisation à la protocolisation des réseaux sociaux suppose non seulement une interopérabilité mais aussi une ouverture des Facebook/Instagram (Meta), Twitter et autres TikTok.
Or, force est de constater que l’Union européenne s’est arrêtée au milieu du gué en matière d’interopérabilité des plateformes numériques, ainsi que sur les questions de portabilité des données entre elles. Le Digital Services Act (DSA) – le règlement européen sur les services numériques (3) – ne se préoccupe pas de l’ouverture du marché. Et le Digital Markets Act (DMA) – le règlement européen sur les marchés numériques (4) – est une occasion manquée dans l’ouverture des plateformes numériques devenues des « contrôleurs d’accès » en situation de monopoles. Concernant les obligations d’interopérabilité, le DMA fait le service minimum : son article 7 s’en tient uniquement aux « obligations incombant aux contrôleurs d’accès concernant l’interopérabilité des services de communications interpersonnelles », à savoir l’interopérabilité des messageries instantanées comme WhatsApp (Meta), Instagram (Meta), Messenger (Meta) ou Snapchat (Snap). Les gatekeepers que sont les réseaux sociaux et les plateformes de partages gardent donc la main monopolistique sur leur propre écosystème fermé (applications, fonctionnalités, modération, recommandation, hébergement, …). Réviser les règlements s’imposerait. La prochaine Commission européenne (issue des élections européennes à venir) devra réexaminer le DMA d’ici le 3 mai 2026 et le DSA d’ici le 17 novembre 2027. « La Commission européenne ne pense pas plus loin que les dispositions existantes à ce jour et sait qu’elle devra se pencher sur l’extension de l’article 7 [du DMA, ndlr] au-delà des messageries pour penser l’interopérabilité des réseaux sociaux. Néanmoins, elle n’a absolument pas pensé les possibilités du réseau social au-delà de sa forme centralisée entre les mains d’une plateforme », relève le secrétaire général du CNNum. Et pour le DSA, l’article 35 (risques systémiques, modération, recommandation, algorithmes, …) pourrait être étendu à d’autres remèdes.
Et Jean Cattan de regretter : « La Commission européenne n’a pas encore compris pour les réseaux sociaux ce qu’elle a pourtant compris dans les années 2000 pour les réseaux télécoms : l’innovation dépend de l’ouverture et l’ouverture se construit par la régulation ». En effet, pourquoi l’Union européenne ne procèderait-t-elle pas au « dégroupage » des réseaux sociaux et des grandes plateformes numériques, comme elle l’a fait il y a un quart de siècle pour les boucles locales des réseaux des opérateurs télécoms historiques ? L’idée de « dégrouper » les Big Tech avait été avancée en 2019 par un ancien président de l’Arcep, Sébastien Soriano (5). C’est ce que défend aujourd’hui Maria Luisa Stasi, directrice Droit et Politique des marchés numériques de l’ONG Article 19 qui défend la liberté d’expression.

Deux ans après la nomination de Christel Heydemann à la tête du groupe Orange, l’heure est au premier bilan

Il y a un an, Christel Heydemann présentait son plan stratégique à horizon 2025 baptisé « Lead the future », en tant que directrice générale du groupe Orange – poste auquel elle a été nommée il y a deux ans. Malgré une rentabilité en hausse, la participation et l’intéressement pour les plus de 127.000 salariés déçoivent.

Orange reste très rentable, avec un bénéfice net de près de 3 milliards d’euros en 2023 – 2.892 millions d’euros précisément, en croissance de 10,5 % sur un an. Depuis l’annonce le 15 février de ses résultats financiers annuels, « en ligne avec le plan “Lead the Future” » que sa directrice générale Christel Heydemann (photo) a présenté il y a un an (1), le cours de l’action en Bourse a quelque peu frémi à la hausse (passant de 10,63 euros la veille à 10,90 euros le 20 février). Mais, depuis, le prix du titre n’a cessé de piquer du nez, à 10,51 euros au 7 mars.
Et la capitalisation boursière de ce groupe du CAC40 ne dépasse pas les 30 milliards d’euros (27,9 milliards au 08-03-24), alors qu’elle a connu des jours meilleurs par le passé (2). Le groupe au carré orange – et aux 127.109 salariés dans le monde (au 31-12- 23), dont 73.000 en France – a vu son chiffre d’affaires progresser de 1,8 % sur un an, à 44,1 milliards d’euros. Christel Heydemann a envoyé à tous les employés d’Orange un e-mail pour les remercier « chaleureusement » de « [leur] professionnalisme et [leur] engagement de tous les instants ». Et ? « Très logiquement, les personnels du groupe en France s’attendent donc à bénéficier d’une participation et d’un intéressement correspondant aux succès annoncés. Il n’en est rien. Tout au contraire, la participation et l’intéressement qui seront versés à chaque collaborateur en 2024 accusent une baisse moyenne de 10 %, une première chez Orange », regrette le premier syndicat de l’entreprise, CFE-CGC.

Les syndicats d’Orange mécontents
Cette baisse de 10 % en moyenne de la participation et de l’intéressement est à rapprocher de l’inflation – donc de la perte du pouvoir d’achat – qui a été d’environ 10 % depuis le début de l’année 2022. « La claque ! », dénonce la Confédération générale des cadres (3), qui demande au conseil d’administration « la distribution d’un intéressement supplémentaire pour tous les personnels du groupe en France ». Cette déception du côté des personnels et des syndicats est d’autant plus forte qu’elle intervient au moment où le gouvernement – le ministère de l’Economie et des Finances (Bercy) en tête – incite à plus de partage de la valeur dans les entreprises au profit de leurs salariés (4). « Au conseil d’administration d’Orange, les représentants de Bercy [l’Etat détenant près de 23 % du capital du groupe et près de 29 % des droits de vote, ndlr (5)] préfèrent maximiser le profit de l’Etat en proposant l’augmentation du dividende et non celle des salaires. Indigent ! », fustige de son côté le syndicat F3C CFDT. Les dividendes aux actionnaires augmentent, eux. La prochaine assemblée générale d’Orange, qui se tiendra le 22 mai prochain, statuera sur le versement d’un dividende de 0,72 euro par action payable en 2024, contre 0,70 euro l’année précédente. Soit une hausse de 2,85 %.

Plus aux actionnaires, moins aux salariés
« Le groupe atteint tous ses objectifs pour 2023 et confirme à horizon 2025 ses objectifs financiers », tels qu’ils avaient été présentés il y a un an par Christel Heydemann, Orange tablant maintenant pour l’exercice en cours sur un dividende encore en hausse à au moins 0,75 euro par action, payable en 2025. Contacté par Edition Multimédi@, Thierry Chatelier (photo ci-contre), administrateur représentant les salariés actionnaires d’Orange depuis juillet 2022, nous indique avoir voté « contre les 0,72 euro car le groupe, une fois le dividende payé, n’a quasiment plus de marges de manœuvres ». Il vient d’ailleurs d’être réélu le 9 février – avec Mireille Garcia comme suppléante – avec 55,07 % des voix (6). Mais le président du conseil d’administration d’Orange, Jacques Aschenbroich, tarde à prendre acte des résultats du vote pour proposer le tandem vainqueur au vote de l’assemblée générale des actionnaires d’Orange le 22 mai. Selon nos informations, le scrutin s’est déroulé « dans un climat délétère » et la question de sa légitimité sera posée lors du conseil d’administration du 27 mars.
Tandis que l’intéressement et la participation versés aux salariés du premier opérateur télécoms français baissent, eux, comme c’est le cas depuis 2015 : les montants concernant Orange France ont été communiqués en interne à l’occasion de la publication des résultats annuels. Le choix pour les salariés du placement des sommes est à faire depuis le 8 mars pour la participation et à partir du 4 avril pour l’intéressement. Pour l’exercice 2023, l’intéressement représente pour Orange France 4 % de la masse salariale, voire 5,2 % « si les objectifs sont dépassés ». En, en ce qui concerne la négociation annuelle obligatoire sur les salaires fixes (NAO), les syndicats pointent des « augmentations insuffisantes ». Ces négociations se poursuivent, alors que la direction d’Orange ne veut accorder qu’une augmentation collective de 2,8 %, loin des 4,8 % demandés par la CFDT. « L’amélioration des résultats financiers 2023 est équivalente à la compression de la rétribution des personnels », pointe la CFE-CGC. Et ce ne sont pas les primes éventuelles « primes Macron » (de partage de la valeur) qui changeront ce deux poids-deux mesures. Le plan stratégique « Lead the Future » de Christel Heydemann a un goût amer. Si les actionnaires d’Orange s’en tirent à bon compte au titre de l’année 2023, il n’en va donc pas de même pour les salariés qui n’ont pourtant pas démérités. « Grace à nos efforts sur les prix, la qualité de service et notre programme d’efficacité, les revenus et [le résultat brut d’exploitation] sont en progression de respectivement 1,8 % et 1,3 % [en 2023], avec une accélération continue tout au long de l’année », s’est félicitée la directrice générale le 15 février. Globalement, Orange a réalisé 300 millions d’euros d’économies à fin 2023, soit la moitié du plan (600 millions d’ici 2025), grâce notamment à une « réduction notable des effectifs » (temps partiel seniors, non-remplacement de départs, …).
L’opérateur télécoms historique continue de rationaliser son portefeuille, avec la cession d’OCS et d’Orange Studio à Canal+ (autorisée sous conditions fin janvier par l’Autorité de la concurrence) et celle d’Orange Bank à BNP Paribas (du moins en France et en Espagne). Tandis qu’Orange Business (ex-OBS) est en cours de transformation sur fond de plan social (presque 700 postes supprimés « sur la base du volontariat ») et de croissance externe (acquisition en décembre 2023 d’Expertime, société spécialisée dans les solutions Microsoft).
Mais c’est la France qui préoccupe le plus les syndicats d’Orange. Sur le marché domestique, l’opérateur numéro un a vu son chiffre d’affaires baisser de -1,4 % sur un an, à 17,7 milliards d’euros. « En dépit des annonces triomphantes aux marchés, les résultats de la France sont préoccupants. Le chiffre d’affaires est […] plombé par des pertes de part de marchés (en particulier sur le fixe), que les augmentations tarifaires intervenues courant 2023 ne compensent pas, tandis que le chiffre d’affaires wholesale (services aux opérateurs) poursuit son recul (-8,5 %) », relève la CFE-CGC. Et le syndicat majoritaire d’ajouter : « Les pertes de parts de marché en France sont inquiétantes, en particulier dans un contexte où la situation alarmante de SFR permet à Orange de récupérer une partie de ses abonnés. En Europe, des acteurs tels que Xavier Niel/Iliad ou Digi [nouvel entrant en Belgique, d’origine roumaine, ndlr] deviennent de sérieux rivaux pour Orange. Seuls les bons résultats en Afrique permettent de compenser les mauvais résultats des autres activités du groupe » (7).

A qui profite la cash machine Orange ?
Quant à l’endettement du groupe Orange, qui est principalement porté par la maison mère (Orange SA), il a augmenté de 6,7 % pour atteindre 27 milliards d’euros. Cela représente deux fois son résultat brut d’exploitation, ce ratio étant conforme au secteur des télécoms. Les salariés d’Orange peuvent en tout cas se féliciter d’avoir généré en 2023 un flux de trésorerie (cash-flow) de 3,6 milliards d’euros, en hausse de près de 20 % sur un an. Orange est une cash machine qui mériterait l’augmentation des salaires, de la participation et de l’intéressement. @

Charles de Laubier

Le géant français du logiciel Dassault Systèmes a manqué l’occasion de se mesurer aux Gafam

Alors qu’un changement de gouvernance approche pour sa maison mère Dassault, la filiale Dassault Systèmes – numéro un français du logiciel de conception 3D – reste méconnue. « 3DS » (son surnom) est un rare géant européen qui aurait pu rivaliser avec les Gafam en s’adressant aussi au grand public.

Au 23 février 2024, la capitalisation boursière de l’éditeur français de logiciels Dassault Systèmes dépasse à peine les 57,8 milliards d’euros. La pépite du CAC40 est très loin des 1.000 à 3.000 milliards de dollars de capitalisation boursière de chacun des Gafam (Alphabet/Google, Meta/Facebook, Amazon, Apple et Microsoft). Quant aux cours de son action à la Bourse de Paris, elle a chuté de plus de 13 % à la suite de l’annonce, le 1er février, de prévisions décevantes du chiffre d’affaires attendu pour cette année 2024 : entre 6,35 et 6,42 milliards d’euros, en hausse de 8 % à 10 % par rapport à l’an dernier.

Une Big Tech méconnue des Français
Les analystes financiers s’attendaient à mieux. Depuis cette déconvenue, le cours de Bourse de Dassault Système a repris un peu du poil de la bête, mais a rechuté à partir du 9 février (1). Le fleuron français du numérique semble avoir du mal à convaincre les investisseurs, alors qu’il s’agit pourtant d’une entreprise en forte croissance et très rentable : près de 1 milliard d’euros de bénéfice net en 2022 (931,5 millions d’euros précisément), pour un chiffre d’affaires celle année-là de 5,66 milliards d’euros.
Dassault Systèmes est dirigé par Pascal Daloz depuis le 1er janvier, date à laquelle Bernard Charlès (photo)lui a confié la direction générale qu’il occupait depuis 2002 pour s’en tenir à la fonction de président du conseil d’administration après en avoir été PDG – DG de 1995 à 2023 et président du conseil d’administration depuis qu’il a remplacé en 2022 Charles Edelstenne (86 ans). Celui-ci est le fondateur de Dassault Systèmes en 1981, dont il est encore aujourd’hui le président d’honneur, tout en étant par ailleurs président de la holding de la famille Dassault GIMD (2) – sixième plus grande fortune de France, selon Challenges (3) – et président d’honneur et administrateur de Dassault Aviation, dont il fut le PDG (2000- 2013). En quatre décennies, Dassault Systèmes – surnommé « 3DS » – est devenu un géant du numérique en étant pionnier de la conception en trois dimensions (3D) avec son logiciel Catia conçu à la fin des années 1970 chez Dassault Aviation pour la conception assistée par ordinateur d’aéronefs. Depuis, 3DS a déployé dans de nombreux secteurs industriels (aéronautique, défense, automobile, construction, énergie, biens de consommation, architecture, santé, …) ses logiciels de maquette numérique et de modélisation 3D, de gestion 3D du cycle de vie des produits (4), de prototypage virtuel et de « jumeaux numériques », appelés aussi « jumeaux virtuels ». Mais avec ses plus de 22.500 employés répartis dans plus de 130 pays, au service de plus de 300.000 clients dans une douzaine d’industries, force est de constater que la doyenne de la French Tech est méconnue du grand public. Autant les géants américains du Net ont acquis une notoriété auprès de tous les publics, autant Dassault Systèmes reste inconnu pour les particuliers. Avec l’ouverture de la réalité virtuelle au plus grand nombre, bien avant l’avènement des métavers que Meta Platforms (Facebook) tente de populariser depuis l’automne 2021, 3DS n’a pas saisi l’occasion d’adresser directement l’utilisateur final (5). Il y a bien de rares incursions auprès du public comme avec HomeByMe, une application d’aménagement intérieur en 3D pour particuliers – gratuite sur iOS (6) – et architectes (par abonnement, également utilisée par Ikea) pour créer des jumeaux virtuels associant vision à 360° et réalité augmentée. « La version web supporte un mode immersif basé sur webXR qui permet de concevoir l’aménagement en VR avec un casque », indique à Edition Multimédi@ David Nahon, le responsable de l’expérience immersive chez 3DS.
En plein engouement pour la réalité mixte (réalité virtuelle et réalité augmentée), que démocratisent Meta, HTC ou plus récemment Apple avec leurs casques respectifs Quest, Vive et Vision Pro, Dassault Systèmes reste éloigné de ces innovations grand public. Certes, le groupe fournit des briques logiciels 3D aux acteurs de la réalité virtuelle. Mais cela ne se voit pas. De plus, comme « les jumeaux virtuels sont une représentation du monde qui combine modélisation, simulation, données du monde réel et intelligence artificielle » (dixit 3DS), pourquoi ne verrait-on pas Dassault Systèmes s’emparer de l’IA générative pour développer un grand modèle de langage de type LLM (7) pour tous, comme les ChatGPT, Midjourney et autres Gemini ?

Marina Ferrari, nouvelle secrétaire d’Etat chargée du Numérique : entre souveraineté numérique et Gafam

Secrétaire d’Etat chargée du Numérique depuis le 12 février, Marina Ferrari doit défendre la « souveraineté numérique » que porte son ministre de tutelle Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique. Mais, « en même temps », la France ne peut se passer des Gafam.

(Le 26 février 2024, date de la publication de cet article dans le n°316 de EM@, la licorne française Mistral AI annonçait son « partenariat » avec… Microsoft

Jean-Noël Barrot, qui aura été ministre délégué chargé du Numérique à peine plus d’un an et demi (y compris jusqu’au 20 juillet 2023 en tant que ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications), est depuis le 8 février dernier ministre délégué chargé de l’Europe. Sa successeure Marina Ferrari (photo), secrétaire d’Etat chargée du Numérique depuis le 12 février, a saisi l’occasion – lors de leur passation de pouvoirs – pour notamment insister sur la « souveraineté numérique » : « Ce passage de relai nous permettra d’agir main dans la main, en confiance et de jouer collectif dans l’intérêt de la souveraineté numérique française et européenne. […] J’entends conduire mon action autour de deux piliers : résilience et souveraineté. […] Je m’engagerai pour accompagner la naissance d’une vraie souveraineté numérique européenne en veillant à l’application rigoureuse du DMA et du DSA. », a-t-elle déclaré ce jour-là (1). Lors de son discours de prise de fonction à Bercy, celle qui reste aussi députée (Modem) depuis juin 2022 (après avoir été conseillère départementale de la Savoie d’où elle est originaire), a enfoncé le clou sur la « souveraineté numérique » : « Notre pays doit réussir le virage des deeptech et des greentech : c’est tout à la fois une question de souveraineté […]. Je m’impliquerai personnellement pour […] renforcer notre souveraineté et notre indépendance ».

Tapis rouge français pour l’IA américaine
Bref, la « souveraine numérique » est plus que jamais le mot d’ordre au ministère de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, dénommé ainsi depuis mai 2022, Bruno Le Maire étant locataire de Bercy depuis mai 2017 (2). Artisant de la « Start-up Nation », le président de la République Emmanuel Macron impulse cette « volonté de construire la souveraineté de la France et de l’Europe dans le domaine numérique », que cela soit lors de ses prises de parole au salon Viva Tech à Paris ou à la Commission européenne à Bruxelles. Pour autant, trois jours après la passation de pouvoirs de Jean-Noël Barrot à Marina Ferrari, il n’a plus été question de « souveraineté numérique ». La secrétaire d’Etat chargée du Numérique accompagnait son ministre de tutelle rue d’Amsterdam à Paris pour inaugurer le 15 février le hub de Google dédié à l’intelligence artificielle (IA), « qui va être, s’est réjoui Bruno Le Maire, une chance pour notre pays, et nous permettre d’attirer des talents, des savoirs, de mélanger ces talents et ces savoirs et faire le meilleur en matière d’IA ».

La « souveraineté numérique » sacrifiée ?
Le nouveau labo parisien de Google – deuxième après le centre de recherche et développement inauguré en 2011 – accueillera quelque 300 chercheurs et ingénieurs de Google, provenant de DeepMind, Google Research, Chrome et YouTube. Lors son discours, le patron de Bercy n’a pas prononcé les mots « souveraineté numérique » en présence de Sundar Pichai, PDG d’Alphabet et de son vaisseau-amiral Google. Comme si, cette fois, ce n’était pas le moment face à un des géants du Net américains qui est déjà en position dominante en France et dans toute l’Europe avec son moteur de recherche – pour ne pas dire en quasi-situation de monopole, l’initiative franco-allemande Qwant pouvant en témoigner (3) – et avec son écosystème Android/Google Play, en quasi-duopole avec iOS/App Store d’Apple. Et de l’aveu même de Bruno Le Maire, « les Etats-Unis ont un temps d’avance ». Alors dérouler le tapis rouge français voire européen au rouleau compresseur de l’IA américaine ne reviendrait-il pas à sacrifier la « souveraineté numérique » du pays voire de l’Union européenne ?
La réponse est sans doute dans le « en même temps » macronien : « Nous pensons qu’avoir un hub ici à Paris, pouvoir travailler avec Google est une chance pour réussir nous-mêmes. Pour donner à la France [surtout à Google en fait, ndlr] la possibilité d’exercer son leadership sur l’intelligence artificielle en Europe. Nous voulons être les premiers en matière d’intelligence artificielle en Europe et nous nous battrons pour ça », a expliqué Bruno Le Maire à Sundar Pichai. Tout en prévenant quand même l’IndoAméricain, à défaut de lui parler explicitement de « souveraineté numérique » : « Et j’aime la compétition, cher Sundar, et nous aimons la compétition » (4).
En fait, cet « hub IA » aux allures de campus – implanté sur 6.000 mètres carrés dans le 9e arrondissement de Paris – avait déjà été annoncé en 2018 par Sundar Pichai lors de sa précédente visite à Paris le 22 janvier 2018 pour rencontrer Emmanuel Macron à Versailles, où le chef de l’Etat recevait 140 dirigeants de grands groupes étrangers pour un sommet baptisé « Choose France » (5). Six ans après, rebelote (si l’on peut dire), le même Emmanuel Macron a reçu le 15 février dernier Sundar Pichai, cette fois à l’Elysée. Mais de « souveraineté numérique » de la France, il n’en a pas été question non plus. Google n’est pas le premier Gafam à installer son laboratoire de recherche et développement en IA à Paris, grâce notamment au crédit d’impôt recherche (CIR) offert par la France. En 2015, sous la présidence de François Hollande, le groupe Facebook – rebaptisé Meta Platforms – a choisi la capitale française pour y mettre son deuxième laboratoire d’IA baptisé « Fair » (Facebook Artificial Intelligence Research), créé et dirigé par un Français basé chez Meta à New-York, Yann Le Cun, pionnier des réseaux de neurones artificiels, embauché par Mark Zuckerberg il y a un peu plus de dix ans (6).
Ironie de l’histoire, le jour même de la consécration du labo IA parisien de Google par Bercy et l’Elysée, le ministère de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique annonçait que la France venait de signer avec les Etats Unis, l’Autriche, l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni la prorogation jusqu’au 31 juin 2024 de la taxe « Gafam » (7). Paris avait été le premier à instaurer, en 2019, une telle taxe sur les grandes plateformes numériques. Cette « taxe sur les services numériques » (TSN) de 3 % sur leur chiffre d’affaires vise non seulement Google, mais aussi les autres géants du Net dont les revenus mondiaux dépassent les 750 millions d’euros, dont plus de 25 millions d’euros « au titre des services fournis en France » (8). Mais il est convenu au niveau international – dans le cadre de l’accord historique de l’OCDE le 8 octobre 2021, notamment de son « pilier 1 » (9), que ces taxes nationales « Gafam » devront être supprimées au profit d’une taxe de 25 % de leur bénéfice taxable (au-delà d’un seuil des 10 % de profits). Mais cette réaffectation de l’impôt collecté auprès des géants mondiaux du numérique nécessite pour chacun des 138 pays favorables de signer une « convention multilatérale » (10). D’ici l’été prochain ?

Pas d’« IA souveraine » ni de « cloud souverain »
Google voit dans la France un formidable potentiel avec « ses 500.000 chercheurs et des institutions de premier plan tels que le CNRS, Inria, Paris Saclay, l’Institut Curie, ou encore l’Université PSL » qui pourront utiliser ses interfaces de programmation (API). La firme de Mountain View prévoit de former 100.000 professionnels français aux outils de l’IA d’ici la fin de l’année 2025.
L’IA n’est pas le seul domaine où la « souveraineté numérique » sonne creux. Dans le cloud, par exemple, la désignation de « cloud souverain » a laissé place à « cloud de confiance » (11), en partenariat avec les hyperscalers américains Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure et Google Cloud. @

Charles de Laubier

Plus chère, l’offre légale relance les sites pirates

En fait. Le 24 janvier, la Motion Picture Association (MPA) s’est alarmée de la recrudescence du piratage en ligne. Le streaming illégal de films ou d’émissions de télé est un business en hausse, qui, aux Etats-Unis, rapporte 2 milliards de dollars par an. La hausse des tarifs de la SVOD légale y est pour quelque chose.

En clair. Les raisons de ce qui se passe aux Etats-Unis en termes de résurgence du piratage en ligne pourrait aussi expliquer la recrudescence du streaming illégal de contenus cinématographiques et audiovisuels en Europe. Selon la Motion Picture Association (MPA), dont sont notamment membres les grands studios d’Hollywood mais aussi Netflix, des sites de streaming illicites tels que Myflixer.to ou Projectfreetv.space – aujourd’hui bloqués – se sont faits « des marges bénéficiaires approchant les 90 % ».
Le problème, c’est qu’il y a « des milliers de plateformes illégales » comme celles-ci qui prospèrent sur Internet, avec l’émergence plus récente de plateformes de SVOD pirates – déjà au nombre de 130 sites aux Etats-Unis – pour lesquels les utilisateurs sont prêts à payer 5 dollars par mois ou un peu plus pour accéder à un catalogue de films, de séries, d’émissions ou de sports en direct. Par rapport aux 13,49 dollars voire 19,99 dollars de Netflix, aux 8,99 dollars voire 11,99 de dollars de Disney+ ou encore aux 11,99 dollars de Paramount+, les nouveaux « pirates » souscripteurs s’estiment gagnants. Selon la MPA, le trio de tête de ces sites de SVOD illégaux totalisent à eux trois 2 millions d’abonnés. « Certains de ces sites pirates ont reçu plus de visites quotidiennes que certains des dix principaux sites légaux. Cela montre vraiment à quel point ils sont prolifiques », a indiqué à l’agence Bloomberg Karyn Temple, directrice juridique de la MPA (1). De 2022 à 2024, les tarifs d’abonnement des plateformes de SVOD – Netflix (2), Disney+, Amazon Prime Video, Apple TV+,… – n’ont cessé d’augmenter. Sans parler de l’arrivé de Max en Europe au printemps prochain (3). L’offre légale plus chère et démultipliée pousse involontairement des milliers d’utilisateurs – pris en tenaille entre ces hausses et l’inflation – dans les bras du streaming illicite et du partage de fichiers d’œuvres piratées. La centaine d’enquêteurs de l’ACE (Alliance for Creativity and Entertainment), créée en 2017 par la MPA (4), ne sait plus où donner de la tête dans sa traque de sites pirates dans le monde (5).
Selon une étude de Kearney sur des données du cabinet Muso (6), le piratage vidéo atteint en 2023 un manque à gagner mondial de 75 milliards de dollars pour les industries créatives, musique comprise confrontée aux logiciels torrents et rippers. Prévisions 2028 : 125 milliards de dollars ! @