La France est à l’avant-garde de la saisie de crypto-actifs, comme celle réalisée il y a dix ans maintenant, à l’occasion de la célèbre affaire « Silk Road » (achat-vente de drogues sur le darweb). Le législateur français a étendu la procédure « rapide et efficace » à tous les actifs numériques.
Par Richard Willemant*, avocat associé, cabinet Féral
La France fait figure de pays précurseur en matière de régulation des crypto-actifs, alors que le futur règlement européen MiCA (1) sur les marchés de crypto-actifs est encore un projet qui pourrait être adopté par le Parlement européen au mois d’avril 2023, sur une proposition de la Commission européenne datant de 2020. La loi française de 2019 sur la croissance et la transformation des entreprises, loi dite « Pacte » (2), a directement inspiré l’Union européenne (UE). Elle a instauré une réglementation des actifs numériques et une régulation de la profession de prestataires de services sur actifs numériques (PSAN).
Nécessité d’avoir recours à un PSAN
En France, les PSAN sont soumis à un régime d’enregistrement auprès de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Ce dispositif vient en outre d’être renforcé par la loi « DDADUE » du 9 mars 2023 (3). La loi PACTE, elle, a introduit dans le code monétaire et financier (article L. 54-10-1) une définition des actifs numériques dont il existe deux catégories :
• Les jetons (tokens) sont des biens incorporels représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien (4) ;
• Les crypto-actifs utilisés à des fins de paiement sont définis comme « toute représentation numérique d’une valeur qui n’est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n’est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d’une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d’échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ».
Concrètement, les actifs numériques – dont les cryptomonnaies les plus connues bitcoin, ethereum et autres altcoins, ainsi que les jetons non fongibles NFT (Non-Fungible Token) – sont émis, stockés et échangés en utilisant la technologie blockchain (chaîne de blocs) et un réseau de communications électroniques, sans intermédiation par un tiers de confiance étatique ou institutionnel, sachant qu’il est quand même nécessaire d’avoir recours à un PSAN. Pour autant, les actifs numériques sont des biens incorporels saisissables et ils sont saisis ! La France s’est placée à l’avantgarde de ce type de saisie réalisée, dès l’année 2013, à l’occasion de la célèbre affaire d’achat-vente de drogues « Silk Road ». Les autorités françaises avaient alors saisi plus de 24.000 bitcoins, qui ont ensuite été vendus aux enchères, tandis que la justice américaine avait saisi 144.000 autres bitcoins, qui valaient environ 28 millions de dollars à l’époque et plus de 1 milliard de dollars aujourd’hui (5). En France, en une dizaine d’années, ce type de saisie en matière pénale s’est banalisé et leur occurrence a ainsi été multipliée de manière exponentielle, puisque l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) procède désormais à plusieurs saisies pénales par semaine (6) La saisie des avoirs numériques criminels est devenue un outil essentiel de lutte et de sanction des infractions de droit commun et de cybercriminalité, relevant notamment de la criminalité astucieuse, en matière d’escroquerie, de blanchiment et de fraude fiscale, mais également de la grande criminalité en matière de trafic de stupéfiants et de financement du terrorisme.
Les exemples de saisie sont innombrables. En septembre 2020, les autorités françaises ont ainsi saisi près de 27 millions d’euros en crypto-actifs dans le cadre d’une enquête sur un réseau de financement du terrorisme (7). En janvier 2021, la justice française a procédé à la saisie de 600 bitcoins pour une valeur d’environ 25 millions d’euros dans le cadre d’une enquête sur un réseau de blanchiment (8). A l’étranger, les saisies se comptent souvent en centaines de millions, voire en milliards de dollars. La plus grande saisie de crypto-actifs de l’histoire à ce jour a certainement été réalisée par la justice américaine qui a annoncé en février 2022 être parvenue à saisir l’équivalent de 3,6 milliards de dollars dans le cadre de l’affaire « Bitfinex » relative à des détournements d’avoirs en cryptomonnaies (9).
Contrecarrer la volatilité des actifs numériques
Tous les actifs numériques présentent une même caractéristique : ils peuvent être dissipés, par un transfert, aussi rapidement, mais plus discrètement qu’une somme d’argent détenue sur un compte bancaire. Cette grande volatilité les rend plus difficile à appréhender, et ce d’autant que leur existence n’est pas toujours connue au début de l’enquête pénale. Leur découverte intervient plus souvent au cours des investigations (garde à vue, audition, perquisition, exploitation de matériels informatiques et téléphoniques saisis). Il existe alors un risque élevé de dissipation de ces avoirs criminels, car souvent les actifs numériques sont contrôlés par plusieurs personnes, ce qui permet à un tiers non mis en cause, mais connaissant l’existence de l’enquête de transférer ces actifs ou de procéder à des modifications de mots de passe des wallets (portes-monnaies numériques).
Maintien ou mainlevée : délai de dix jours
L’intervention des enquêteurs sur ces portefeuilles électroniques peut même déclencher des alertes et mécanismes automatiques de dissipation des actifs numériques. Le législateur français a pris conscience de l’urgence à agir dans une telle situation et a adapté le dispositif pénal français. Et ce, afin de rendre la saisie des actifs numériques aussi rapide et efficace, d’un point de vue juridique, que celles des fonds détenus sur un compte bancaire. Avant toute condamnation en manière pénale, le code de procédure pénale (articles 142 et suivants) autorisent le procureur de la République, le juge d’instruction ou, avec leur autorisation, l’officier de police judiciaire (OPJ) à faire procéder à la saisie d’un bien afin de garantir que la peine complémentaire de confiscation puisse être mise à exécution. Classiquement, celle saisie pénale peut porter sur des biens immobiliers ou des biens mobiliers, incluant des biens incorporels sur autorisation du juge de la liberté et de la détention (JLD) en cours d’enquête ou du juge d’instruction en cours d’information judiciaire – selon l’article 706-153 du code de procédure pénale.
Une procédure dérogatoire et allégée avait été introduite à l’article 706-154 du même code concernant la saisie de sommes d’argent en permettant à un OPJ de procéder à une telle saisie, sur autorisation du procureur ou du juge d’instruction, en instance un contrôle seulement a posteriori du JLD, à des fins de plus grande rapidité et efficacité, compte tenu de la volatilité des créances de sommes d’argent. Le JLD doit se prononcer dans les 10 jours de la saisie, sur son maintien ou sa mainlevée. Ce dispositif dérogatoire a été validé par le Conseil constitutionnel qui l’estime nécessaire et proportionné (10).
Le législateur français a récemment décidé d’étendre ce dispositif à la saisie des actifs numériques, afin de contrecarrer leur grande volatilité et donc la facilité pour les autres infractions de transférer ces crypto-actifs dans le but de les faire échapper à toute appréhension. En effet, l’article 3 de la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (LOPMI) du 24 janvier 2023 (n° 2023-22) a modifié l’article 706-154 du code de procédure pénale qui dispose désormais : « Par dérogation à l’article 706-153, l’officier de police judiciaire peut être autorisé, par tout moyen, par le procureur de la République ou par le juge d’instruction à procéder, aux frais avancés du Trésor, à la saisie d’une somme d’argent versée sur un compte ouvert auprès d’un établissement habilité par la loi à tenir des comptes de dépôts ou d’actifs numériques mentionnés à l’article L. 54-10-1 du code monétaire et financier. Le juge des libertés et de la détention, saisi par le procureur de la République, ou le juge d’instruction se prononce par ordonnance motivée sur le maintien ou la mainlevée de la saisie dans un délai de dix jours à compter de sa réalisation ».
Ce nouveau fondement juridique a été très positivement accueilli par les autorités d’enquête et de poursuite en France. S’il facilite la saisie des actifs numériques sur le plan procédural, ce nouveau texte n’apporte cependant pas de solution à la plus grande complexité de ce type de saisie en pratique. Les opérations de saisie de crypto-actifs doivent en effet être réalisées sur des portefeuilles que l’AGRASC a ouverts auprès de PSAN pour chacune des cryptomonnaies correspondantes.
Lorsque la saisie porte sur des actifs numériques détenus à l’étranger, les opérations supposent d’avoir recours au dispositif d’entraide judiciaire international, ce qui entraîne de longs délais et ne permet pas réellement d’atteindre l’objectif d’efficacité. Ceci n’empêche pas l’AGRASC de réaliser de plus en plus de saisie de crypto-actifs en matière pénale, étant précisé qu’une telle saisie est également possible en matière civile sur le fondement des articles R. 231-1 et suivants du code de procédure civile d’exécution.
L’ensemble de ces dispositifs est tout à fait conforme aux droits fondamentaux. En effet, s’agissant de la procédure de saisie spéciale précitée, la Cour de cassation a, par un arrêt du 3 février 2021, refusé de soumettre à l’appréciation du Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).
Respect de la présomption d’innocence
La Cour de cassation considère en effet que ce type de saisie spéciale et urgente n’entraîne « aucune dépossession des fonds qu’elle a pour seul effet de rendre indisponibles et doit être maintenue ou levée dans les dix jours » par un juge. La haute juridiction juge que « les dispositions législatives contestées concilient, avant toute déclaration de culpabilité, l’efficacité de la lutte contre la fraude, objectif à valeur constitutionnelle, avec le droit de propriété, la présomption d’innocence et les droits de la défense constitutionnellement garantis » (11). @
* Richard Willemant, avocat associé directeur
du cabinet Féral, est avocat aux barreaux de Paris
et du Québec (agent de marques – mandataire
d’artistes et d’auteurs), délégué à la protection des
données (DPO), médiateur accrédité par le barreau
du Québec, responsable du Japan Desk de Féral,
et cofondateur de la Compliance League.